Il y a plus de 10 ans, lors d'une dégustation, j'ai retenu une phrase de Pierre Lurton, dirigeant de Château d’Yquem à Sauternes : "Le vin est la plus belle façon de voyager dans le temps". Voyager dans le temps d'hier. Par l'histoire, par le patrimoine d'un lieu, par les arômes que l'on découvre dans un vin et qui nous ramène parfois dans des replis oubliés de notre vie. Résultat: des émotions sont activées; nostalgie, bonheur, tristesse, mélancolie.
Pour creuser, un peu le sujet, j'ai eu le plaisir de discuter avec Dr. Robert Moumdjian, professeur de neurochirurgie au CHUM. Vous auriez dû voir ma plume qui s'activait sur mes feuilles lignées, essayant de tout saisir la complexité de notre cerveau lorsque les arômes initient leur chemin du nez au cerveau, puis, j'ose l'écrire, du cerveau au « cœur », à nos émotions.
Petite note à ajouter sur Dr. Moumdjian: lorsque qu'il complète son Fellowship à l'Université de Columbia, à New York en 1990, il pousse son amour du vin en prenant des cours au Windows of the World, avec Kevin Zraly. Neurochirurgien et connaisseur en vins, je ne pouvais pas mieux tomber!
L'odorat, une affaire de cerveau
D'abord, saviez-vous que l'humain a la chance de "posséder" en moyenne 10 million de récepteur olfactifs (répartis en environ 390 types différents). Et dire, que l'on achète des billets de loto... Parlez-en aux personnes qui souffrent de maladies dégénératives, dont l'un des premiers symptômes est de perdre ce "sens" de l'odorat. Je parie que tout humain paierait cher pour garder cette capacité de voyager dans le temps d'hier.
Ce n'est pas tout! Saviez-vous que, potentiellement, nous sommes en mesure de détecter au moins mille milliards d'odeurs? Ce vin que l'on hume peut comporter en fait des subtilités si infimes que l'on peut percevoir sans arriver à les nommer. « Plus vous humez et goûtez un vin particulier, et plus les circuits de neurotransmetteurs se réverbèrent et développent des circuits permanents diffusément dans le cortex, établissant ainsi un circuit de mémoire à long terme. » - Dr. Moumdjian
L'autoroute aromatique
Prenons l'odeur de la cerise. D'abord, on ne goûte pas la cerise, on la sent. Ce petit fruit goûte le sucré et l'acidité. Bouchez votre nez et mangez une cerise : vous percevrez les sensations gustatives. Répétez sans boucher votre nez, vous aurez alors accès à tout son univers olfactif.
Ce que nous sentons, ce sont les molécules chimiques de la cerise détectées par nos récepteurs olfactifs, qui sont des protéines membranaires*. « C'est particulièrement la protéine "G" qui, en dégradant l’ATP en cAMP, déclenche un influx électrique nerveux. », explique Dr Moumdjian. La cerise comporte des molécules odorantes perceptibles par différents types de famille chimiques. Comme des ronds formés par la pierre jetée à l'eau, un processus de diffusion et d'interprétation s'enclenche. Toutes les petites radicelles situées à la base du crâne travaillent de concert avec l'hippocampe (mémoire) et l'amygdale (les émotions).
La mémoire de l'hippocampe et de l'amygdale sont connectées avec le système limbique, le grand responsable de la mémoire émotionnelle et impliqué dans l'olfaction. Une odeur que vous sentez, à la préparation de tomates fraîches et basilic, parce que vous l'avez sentie souvent se rattache à une mémoire à long terme. C'est ancré. Et cette odeur sur l'autoroute de l'olfaction, pourra vous ramener à des émotions puissantes, parfois inconscientes.
Bonne nouvelle! Nous avons tous la capacité! **
Détrompez-vous, les plus grands sommeliers et sommelières de ce monde n'ont pas plus de capacité de humer, de sentir. C'est l'entrainement de la mémoire sensorielle qui passe de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme. À force de sentir la cerise dans un pinot noir par exemple, cette note odorante va s'imbriquer dans la mémoire à moyen puis à long terme.
Alors Dr. Moumdjian, quel vin vous a fait voyager dans le temps d'hier?
"J'ai un souvenir très précis du lieu et des amis avec qui j'étais quand j'ai ouvert un Château Cantenac-Brown 1985. Au moment où nous l'avions dégusté, il avait perdu le fruit de sa jeunesse et ses tanins au profit d'arômes madérisés. J'ai senti le tabac de Havane, le cacao et tout un univers aromatique complexe, et une longueur en bouche distincte. C'est marqué dans ma mémoire!" - Dr. Moumdjian
*C'est en 1991 que ces récepteurs (protéines) ont été identifiés. Cette grande découverte a valu le prix Nobel de médecine à Linda Buck et Richard Axel en 2004.
**Toutefois, certaines personnes souffrent d'anosmie, une perte totale, qui peut être permanente, de l'odorat.
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